II
Un soir de début de printemps, ma mère, en rentrant du travail, me trouve recroquevillé par terre dans sa cuisine, presque catatonique. Je lui dis que je suis vraiment désolé, que je n’en peux plus, que je vais me suicider. J’ai 24 ans. Mes mains sont couvertes de coupures que j’ai laissé s’infecter, trop préoccupé pour faire attention à ce qui peut bien arriver à mon corps. Mes habits sont sales et déchirés. Ces jours-là, je m’étais perdu dans des quartiers que je connaissais pourtant parfaitement et je n’arrivais pas à regarder les gens dans les yeux quand je leur parlais.
Un enregistrement passe en boucle dans ma tête. Il me dit à quel point je suis horrible, un menteur, un hypocrite, un lâche qui ne mérite pas de vivre. En fait, l’idée du suicide m’obsède. C’est comme un disque rayé – me jeter sous les roues d’une voiture, sauter d’une fenêtre, me tirer une balle dans la nuque, le monoxyde de carbone dans le garage, avaler toute une boîte de médoc, etc. C’est atroce, je suis épuisé et je suis sûr que ça ne s’arrêtera jamais. Je vis mon propre enfer personnalisé.
Le plus bizarre c’est que quelques mois auparavant je me sentais comme le roi du monde.
Concentré, clair et inspiré, je discourais devant des foules à propos de projets révolutionnaires et stimulants – j’organisais bien une demi-douzaine de projets– j’étais un activiste modèle. Je prenais à peine le temps de dormir. Et soudain, en plein dans tout cet activisme, je m’effondrai. D’un coup, je n’arrivais même plus à sortir de mon lit. Toute la confiance en moi des semaines précédentes avait disparu. Je n’arrivais plus à me concentrer et je commençais à me sentir mal à l’aise même avec mes plus vieux amis. Les miens ne savaient pas ce qu’ils pouvaient faire pour moi. Un par un, tous mes projets se délitaient pour finir par n’être plus qu’un halo de rêves brisés flottant comme un nuage noir au-dessus de ma tête tandis que je marchais, seul, dans les rues de la ville.
Je me retrouvai rapidement à l’HP puis dans le centre de post-cure à l’extérieur de la ville où ma mère m’avait mis la fois où j’étais adolescent. J’étais malheureux et seul. Les docteurs ne savaient pas trop ce que j’avais, alors ils ont émis le diagnostic de troubles Schizo-affectifs. Ils m’ont donné un anti-dépresseur du nom de Celexa et un anti-psychotique atypique nommé Zyprexa. Tous les jours, j’allais en thérapie de groupe. Il y avait une ferme bio pas très loin du centre. Quelques semaines après mon arrivée, ils me laissèrent y travailler bénévolement plusieurs heures par jour. Je semais des graines ou rempotais des plantes dans la serre. Au bout d’un moment, les ayant convaincus de me laisser y vivre, je déménageai du centre de post-cure pour n’y retourner qu’en soins ambulatoires quelques fois par semaine.
Au bout de quelques mois, je réalisai enfin, pour la première fois, que les médicaments me faisaient du bien. Ce n’était pas les circonstances – je sentais véritablement un effet chimique. Petit à petit tout ce bruit affreux, ces pensées noires s’estompaient et je recommençais à me sentir bien. Je me souviens d’un moment au début de l’été où, en regardant un coucher de soleil, je sentis que j’étais heureux pour la première fois depuis des mois. Installé à plein temps à la ferme, je descendais en ville le week-end pour travailler au marché paysan et j’en profitais pour passer du temps avec mes amis.
Les médicaments avaient beau me faire un bien évident, je ne les considérais que comme une solution provisoire. Ils me faisaient prendre du poids, j’avais toujours du mal à me lever le matin, j’avais toujours la bouche sèche. Comme ils étaient assez nouveaux, même les médecins ne savaient pas quels effets secondaires ils pouvaient avoir sur le long terme. D’ailleurs, l’idée même me mettait mal à l’aise. Comment pourrais-je en parler à mes amis_? Et s’il y avait une crise économique globale et qu’au lieu de courir partout avec mes potes à brûler des banques et abattre les murs de béton, j’en bavais à cause du manque causé par le sevrage de médocs auxquels je n’aurais plus accès_? Je ne voulais pas dépendre des médicaments de L’Homme.
Pourtant, je ne me faisais pas excessivement de soucis pour le long terme. J’étais content d’avoir retrouvé ma vie. Quand les feuilles commencèrent à changer de couleur, je préparais déjà mon retour vers la côte Ouest, où j’allais retrouver mes proches, en Californie. Il y avait une chambre disponible dans une maison collective, un boulot a Berkeley et un bon groupe de potes qui m’y attendaient. Je passais du temps avec Sera, une militante nomade sympa, si bien que nous avons fait le projet de traverser le pays en stop jusqu’à Seattle pour aller aux grandes manifestations contre l’Organisation Mondiale du Commerce. Aux premières gelées, la ferme fut rangée pour l’hiver et quelques jours plus tard Sera et moi étions en route.
Retrouvant mes habitudes, je recollais doucement les morceaux de ma vie.
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